Conakry – Univers des Mots
par Jc Lanquetin
Conakry.
Agir en créateurs – scénographes, dans un quartier à Conakry, c’est agir sans point de vue, sans perspective. C’est comprendre qu’un point de vue est une forme de cécité. Créer ici, c’est avant tout être poreux. Et la porosité ne s’accommode guère de ce philtre, encore de l’ordre de nos représentations, d’un regard porté sur, sûr de sa puissance et de sa légitimité, qu’est le point de vue. Comment créer, imaginer et inscrire des fictions dans un environnement, sans point de vue [mais pas sans intention] ? Ici, le contexte agit sur nous. C’est peu dire qu’il nous sollicite. Il nous absorbe. Il nous trouble, nous aveugle… Ou nous éblouit. « La vision s’éloigne et l’éblouissement nous rend vulnérable » . Cette image me fait penser aux phares d’une voiture qui s’avance vers 1 nous, ce qui arrive souvent à Conakry, et dont les phares diffractent la vision. Ou à un parcours en taxi-moto au cœur d’un embouteillage dantesque, dans un cheminement non linéaire, la nuit, comme en spirale parmi les apparitions, les intrusions, les énergies, les dangers, la matière sonore.
C’est vulnérables, mais précis, que nous avançons. C’est dans le noir, la pénombre, aveuglés ou que nous pouvons enfin agir. L’espace, les corps, les assemblages, les débordements qui font l’urbain, les énergies si puissantes, souvent sidérantes, infiniment plus créatrices et singulières que nos idées d’artistes, ne cessent d’appeler, de suggérer. Voir ici, c’est toucher, constamment, et toucher c’est agir, agencer, attentif à ce qui nous entoure. C’est aussi, intensément, être dans sa pensée, à l’intérieur de soi, à l’écoute de ses – des imaginaires. C’est tout notre corps qui constamment est traversé, travaillé. Nous ne surplombons rien, nous ne pouvons que tenter d’entrer dans le flux de cette puissance créatrice collective dans laquelle nous nous trouvons, en y introduisant des écarts fictifs, performatifs, des espaces, des décalages, des respirations, des possibles, des gestes, même infimes, même de l’ordre de l’invisible ou de l’éphémère, de l’instant. Ces écarts, ces fictions théâtrales ou autres, ces espaces-temps collectifs ne sont pas rien. Ils fissurent le présent, ils ouvrent sur d’autres mondes. Et c’est parce-que, au-delà de nos certitudes et repères d’artistes, nous sommes pris dans ce tourbillon de vie que ces espaces s’ouvrent à nous dans la pénombre, ébloui, dans la proximité des corps, de la foule, dans le bruit. Peu de silence, peu de calme, pas de lumière, trop de lumière… On n’entend pas, on ne voit pas, mal, faible distance physique, saturation visuelle, mouvement et flux constants, tant de signes que cela ne fait plus signe ; l’improvisation comme insécurité, incertitude ; dans le vague, espaces non cadrés : aucune des conditions permettant au théâtre d’émerger ne semble remplie. Vulnérables nous devenons. Nous le ressentons. Cette perte de repères n’est pas facile pour qui a construit sa pratique avec les codes et dans des contextes européens. Or, c’est au delà de ce sentiment d’insécurité que cela devient intéressant. Comme une carapace qu’il faut percer. Une présence attentive permet d’entrevoir où et comment agir avec le contexte. L’histoire de la pensée – les Black Studies en particulier, parce-qu’elle sont d’abord politiques et connectent la violence du passé et les esthétiques – permettent de dé-construire les évidences et les habitudes, qui sont d’hégémonie culturelle, les certitudes de ce qu’est le théâtre, de ce qu’il doit être. Et puis, il y a eu Artaud, il y a eu Cage, il y a la danse contemporaine, auxquels je reviens souvent pour rappeler ce qu’ils explorent d’une relation non séparée entre la scène et la vie. Et Schechner qui a si clairement relativisé le théâtre occidental dans l’histoire globale des formes performatives.2 On peut, avec et après eux, inventer les conditions plurielles de formes performatives qui éloignent les conventions et les assignations, qui, sans les rejeter, en jouent, les re-configurent lucidement, ne réitèrent pas sans interroger, choisissent, inventent.
Entendons nous : on ne parle pas ici de ne plus répéter ou de renoncer au silence propice à l’écoute et à l’attention collective ; il ne s’agit pas de ne jouer qu’en plein air car il est évidemment possible de déconstruire la boite scénique de l’intérieur. Il s’agit de déverrouiller les formes en se détournant de ce qui souvent empêche, à savoir les ‘ruines agissantes’ de l’histoire 3 impériale et coloniale, ces formes du passé, toujours actives, qui hantent nos pratiques et nos vies. Il s’agit d’explorer les outils qui ouvrent à une re-configuration des formes en introduisant par exemple, dans le jeu des possibles, le mouvement, la multi-localité, la pénombre, l’éblouissement, l’improvisation, la foule, les politiques du performatif… Soit une attention fine aux contextes. Il s’agit des ‘suds’ dans toute leur consistance, sans plus passer par l’exotique, l’autre, etc., ces manières de penser encore si encombrantes (je parle d’expérience). Il s’agit de s’éloigner des hégémonies culturelles dont les pratiques artistiques en Europe, restent imprégnées en profondeur.
Jean-Christophe Lanquetin
1 Ces mots sont de Joseph Tonda, L’impérialisme postcolonial, Karthala, Paris 2015.
2 Richard Schechner, Performance, Editions théâtrales, 2008.
3 Ann Laura Stoler, Imperial debris, Duke University Press, Durham 2013.