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L’espace public, entre publicité et sécurité
Jean Pierre Garnier

« L’espace public a peu à peu cessé d’être un espace d’opportunités diversifiées pour les habitants. Les relations sociales et la vitalité urbaine s’y sont étiolées sous l’effet de multiples facteurs, qu’il s’agisse de tendances générales liées à l’évolution des modes de vie (irruption de la télévision dans les foyers, généralisation de l’usage de l’automobile, individualisation des loisirs, etc.) ou de politiques urbanistiques dites de « requalification urbaine » visant à réaménager ce qu’on appellera le « cadre de vie ». Un réaménagement principalement orienté dans deux directions complémentaires : le maintien de l’ordre et la promotion de l’activité commerciale.

Aujourd’hui, les gestionnaires de l’espace public le considèrent avant tout comme un espace problématique, et agissent d’abord pour prévenir tout type de désordre. Ce qui revient à limiter voire empêcher toute espèce d’activité collective spontanée. Alors qu’il pourrait et devrait être un espace pluriel d’expression et d’expérimentation, tout ce qui s’y déroule doit rester sous contrôle – un contrôle qui revêt souvent un caractère policier. A plus forte raison dans le cas des rassemblements ou des défilés à vocation de protestation et de contestation, qui, quand ils ne sont pas purement et simplement interdits, doivent être étroitement contrôlés et, en cas de « débordements », réprimés.

Mais c’est aussi le territoire des « marchands de ville ». Les commerçants, d’abord, les cafetiers en tête, qui ont converti les rues et les places, piétonisées de préférence, en galeries marchandes à ciel ouvert. Sur nombre de places, on ne trouve plus un seul banc pour s’asseoir gratuitement. Pour être assis, il faut consommer. Les promoteurs et les agents immobiliers sont aussi d’ardents partisans de la « revalorisation » des espaces publics, car elle le don de « booster » le plus values tirées de la vente ou de la location des appartements situés dans les immeubles qui les bordent et aux alentours.

Cette marchandisation de l’espace public s’adresse évidemment au citadin en tant que consommateur et non comme citoyen. Avec une devise implicite qui en régit l’accès : Qui n’est pas solvable y est indésirable. Sera davantage ressentie comme gênante voire insupportable la présence de tous les « indésirables » qui polluent, en serait-ce que visuellement, l’environnement urbain : clochards, « jeunes des cités », pickpockets, mendiants, prostituées, maraudeurs, rôdeurs et autres individus précarisés. L’impératif HQE (haute qualité environnementale) s’applique aussi, en effet, à l’environnement humain.

Sous couvert de « requalification urbaine » et de « réappropriation des espaces publics », urbanistes, architectes, paysagistes et plasticiens mettent en scène une « urbanité » lisse et aseptisée, « policée », dans tous les sens du terme. Dans une société rongée par l’inquiétude et le pessimisme, il s’agit en réalité, de faire « voir la ville en rose », ou, écologisme aidant, en vert, en transformant ses quartiers les plus fréquentés en parcs à thèmes rassurants et euphorisants où le publicitaire rimera avec le sécuritaire ».

 

Jean Pierre Garnier, entretien, Alternatives non violentes, n°164, automne 1992.

Cité in la Revue des Livres et des Idées, n°12 – Juillet – aout 2013, p. 16.



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