Play>Urban Mayotte
Ce que nous faisons – qui – où ?
A PLUSIEURS VOIX
François – Quelle mouche nous a piqué pour venir à la rencontre de personnes vivant à 10 heures d’avion de chez nous ? n’avons-nous pas saisi les avancées relationnelles produites par un an et demi de confinement sanitaire ? les vertus tant vantées de la rencontre à distance ne nous sont-elles pasparvenues ? quel est cet esprit de résistance qui nous fait défier les lois de la distanciation physique ? venir ici est-ce retrouver un corps perdu dans les épreuves du confinement ? remettre en jeu les connexions étouffées entre corps actifs, apprentissage et création ? rencontrer d’autres corps – corps de jeunes gens, résidents à Mayotte, qui tentent de sauver leur peau sur un territoire où l’avenir bégaye en entrant dans la danse du Royaume des Fleurs.
Des liens entre nous existent, certains depuis une vingtaine d’années. Nous ne partons pas de zéro. Vécus communs et convictions, notamment sur ce qu’est un processus pédagogique en art, nous rassemblent. Nous expérimentons ensemble des dynamiques de travail et des agencements d’artistes en lien avec le territoire. L’existence d’une forme qui serait finale importe peu, mais régulièrement nous montrons des choses. Nous avons besoin d’interagir avec les gens, que les tutelles voient le travail, d’interagir avec le milieu, de faire territoire. La relation au spectateur est centrale dans la pratique scénographique et performative.
L’attention au processus ouvre sur un foisonnement créatif.
Notre travail ici est une manière de vivre en artistes, il ne fait pas spectacle.
Première semaine – 6 jours – ou comment s’élabore par le milieu notre présence ici.
Avant même le jour 1, il faudrait parler des premiers moments à Mayotte, de la maison
collective où vivent les 10 jeunes artistes-étudiants de métropole avec une partie des jeunes 115 artistes Mahorais. Hamza Lenoir en dit ceci : « tu te rends pas compte, c’est comme une
école sans école, on a jamais eu ça ! ». Ainsi, de la fête le soir de notre arrivée qui accélère la
rencontre et façonne le groupe, de la marche le lendemain qui laisse entrevoir le milieu où
nous allons expérimenter, l’importance de sa part non humaine.
D’emblée nous marchons, nous nageons, nous dansons.
C’est par le milieu que nous entrons : immersion, proximité, adhérence, fluidité. En plongée.
Le jour 1 [lundi 6 sept], deux mots clefs sont donnés :
QUOTIDIEN [PRODUIRE DE L’] ATTENTION
Ce n’est pas seulement une attention à l’ordinaire, c’est aussi : quels dispositifs d’attention inventer dans un milieu ? Par, dans, avec. C’est arriver à ressentir le fait que n’étant pas d’ici mais présents, nous sommes d’emblée au cœur d’un territoire. De se détacher de l’idée qu’on est extérieur. Il n’y a pas d’extérieur.
Jours 1-2 et 3. les après-midi, marches dans la ville. Les Mahorais nous emmènent dans les lieux qu’ils souhaitent. La découverte de Petite Terre se fait à travers le regard de ceux qui y vivent.
Jean-Christophe – Jesu et Karim m’emmènent au stade. Le moment est un peu flottant, ordinaire, pas grand chose à voir. Mais ce qui compte, c’est le fait que ce lieu est chargé de leur histoire. Les premières années de danse, dans la rue, au sortir de l’école, la nuit. Ils mettent de la musique, essayent d’attirer les enfants qui sortent de l’école avec des mouvements et des pas.
Myriam – Je rejoins Jesu, JC, Karim, Pauline, Alice et Radj au stade de Labattoir. Des jeunes écoutent de la musique dans leurs voitures, les basses font vibrer les carrosseries. Dans la précipitation, j’ai laissé les clefs dans la serrure de la mienne. J’ai juste le temps de faire quelques pas, de mettre les pieds dans la poussière. Karim et Jesu proposent d’aller sur le parking de leur ancien collège, nous parcourons les différents sols sur lesquels ils ont cherché leur danse, terre battue, goudron, le confort des tapis de danse viendra bien plus tard. Nous reprenons la route pour aller cueillir des mangues vertes. Les corps de Jesu et de Karim ont disparu dans le feuillage de l’arbre, immense, ils font trembler les branches et leur voix habitent le lieu. Les arbres ont leur danse aussi. Nous ramassons leurs fruits. Un volcan sous-marin en pleine croissance, à 3500 mètres de profondeur, fait régulièrement trembler les îles. Je sens, lors de cette première promenade partagée, qu’il faudra apprendre à se laisser traverser par ses microséismes, danser, penser, incorporer le tremblement : « pensée sismique du monde qui tremble en nous et autour de nous » (Glissant).
F – lundi, nous partons avec Agathe et Elhad pour une visite de la pointe occidentale de Petite Terre, au bout de l’appendice étroit du Boulevard des Crabes bordé au sud
par la mer et au nord par la vasière des Badamiers. Cette partie de l’île appelée le Rocher de Dzaoudzi a été le centre névralgique de l’archipel avant que les nouvelles institutions de la départementalisation s’installent à Mamoudzou sur Grande Terre. Visiter le Rocher c’est comprendre ce qu’était l’organisation du pouvoir colonial, sa relation au territoire et à la population. Le Rocher est pensé comme une place forte, en bout de presqu’île, c’est un lieu facile à défendre, en attestent les canons de bons calibres braqués vers Grande Terre qui gardent la Maison du Gouverneur. Elhad nous emmène à la rencontre d’une partie de son histoire – c’est ainsi qu’ont été proposées ses marches aux artistes Mahorais. Celle-ci débute par la rencontre entre sa mère et son beau-père au bar-restaurant « Le tour du monde ». Sa mère y travaillait, son beau-père affecté à la caserne de la Légion étrangère voisine, venait y manger. Enfant, Elhad sera marqué par les visites régulières chez les militaires, fascination. La visite se poursuit sur le terrain d’un édifice religieux, on pense dans un premier temps avoir à faire à une mosquée, Elhad parle de fouilles qui auraient bloqué la mise en œuvre de travaux importants de rénovation. En contournant le bâtiment on comprend que c’est une église catholique – St Michel – construite sur les vestiges d’une ancienne mosquée – à vérifier – comme un signe – un symptôme historique. À côté l’ancien hôpital, fraîchement transféré à Pamandzi, plus loin plusieurs grosses bâtisses abandonnées dont la Maison du Gouverneur parlent d’une puissance institutionnelle passée, on pénètre dans ces histoires oubliées, jonchées de déchets de squatteurs… l’avenir de l’île a pris la barge pour siéger sur Grande Terre.
Mardi, Chaanbani nous présente une des rares constructions traditionnelles de Petite Terre, c’est un Banga [https:// fr.wikipedia.org/wiki/Banga_(maison)], la construction modeste et en mauvais état témoigne de savoir-faire et de pratiques locales, on sent que cela lui importe. On passe ensuite chez lui, sa femme est assise leur bébé allongé devant elle au sol. Channbani travaille comme médiateur culturel et artistique au Royaume des fleurs, notamment en direction des jeunes de la Vigie mais sa passion et son métier est la couture. La salle commune où nous sommes est aussi son atelier, il nous montre ses créations, nous parle des tissus locaux, la façon dont on les nomme ici ou en Tanzanie ( où ils sont fabriqués) ils s’appellent « Numberone », ce nom sonne comme une formule magique. De la magie encore le lendemain, Channbani nous emmène voir une ancienne mosquée en ruine, édifice sans âge dont un pignon est couvert par les racines d’un arbre (coupé), les jeunes Mahorais qui nous accompagnent n’osent pénétrer l’enceinte à ciel ouvert, des offrandes s’accumulent dans un renfoncement du mur. La journée se terminera à la plage.
Yohann – Mercredi nous avions rendez-vous au Royaume des Fleurs, je m’acclimate peu à peu. Les choses se mettent en place avec une régularité qui fait naître les groupes. Ce sera danse et éveil du corps le matin puis promenade après le déjeuner commun sous le préau de l’école mitoyenne, dont l’entrée se fait par un portail coulissant de métal ajouré reprenant les mots clefs du lieu, récréation, danse, art, éducation, performance… J’ai décidé de suivre un groupe qui part vers la plage des Badamiers, nous y visitons la ruine d’une vieille mosquée. Sur place nous échangeons beaucoup, à la fois sur l’histoire de ce site ainsi que sur le sujet qui préoccupe l’espace des échanges entre les jeunes à savoir les Djinns. Je prends des photos des plots de bétons qui bornent le terrain. Plus tard, je retrouve ces mêmes formes organisées différemment sur la plage des Badamiers. Je sens que je suis en train d’entrer dans ce projet de résidence.
Nous pensons, travaillons avec nos corps. La marche, la danse, le soleil, la mer… L’environnement rythme la pensée, l’énergie, les sens. Tous les matins, atelier de danse.
Djodjo – Dans le geste quotidien, tout mouvement est danse ! C’est le regard posé dans le mouvement qui produit une danse dans un espace. Le corps danse tout le temps, à chaque instant. Prendre conscience de chaque acte quotidien.
« Je me réveille, je descends du lit, j’ouvre la porte, je marche vers la salle de bain, je me brosse les dents, lave le visage, etc… »
J’aime à citer ces gestes ordinaires du corps, car le corps s’articule et s’organise naturellement dans son espace culturel, architectural. Le déplacer avec conscience permet de se le [ré]approprier. Prendre conscience des gestes dans le corps, de leurs articulations, leurs interactions, leurs sonorités, leur quotidienneté, peut en faire une danse, une chorégraphie. Comment partir du geste quotidien vers la danse ? Du mouvement qui devient un geste ?
Du geste qui devient une danse ?
De la danse dans l’espace ?
Play>Urban > Ce sont 12 étudiants de Strasbourg et La Réunion, 19 jeunes du Royaume des Fleurs. Ils n’ont pas la même culture gestuelle du mouvement du corps dans l’espace. Cependant ils doivent vivre dans un même lieu, se déplacer, se découvrir, se nourrir et se divertir ensemble.
Comment rythmer ces différents corps dans ces nouveaux espaces ?
Tous les matins, à partir d’un mouvement familier du quotidien, chaque laborantin apportait son mouvement. Ces gestes mis ensemble ont permis de créer une phrase commune, sous un rythme, une danse, une chorégraphie.
Cette méthode crée un langage commun, une danse qui rapproche le groupe, les corps dans un même espace. Les gestes quotidiens des uns et des autres ont été traversés dans des corps différents. Cette approche du geste quotidien par le groupe permet à chaque corps de faire l’expérience du gesteculturel des uns et des autres, afin de définir leur nouvel espace, en l’occurrence, ici, celui de Play>Urban. Tout le monde danse avec conscience.
L’expérience performative à la barge est donc rendue possible par ce détournement du regard vers un acte posé, qui devient non seulement un geste posé par le danseur mais une interaction avec l’autre, sa culture, son espace, etc…
F – Ce qui se joue ici dans cette parenthèse de temps [3 semaines de résidence], est-ce la rencontre des corps et des espaces ? corps eux-mêmes pour les étudiants scénographes – corps révélés par les ateliers-danse de Djodjo Kazadi où se partage les expériences et les compétences – temps singulier de transmission informelle entre jeunes danseurs Mahorais et scénographes Français métropolisés – corps dans les espaces – façon dont la pensée scénographique révèle les corps qui s’y déploient – ici la transmission s’inverse – la source de l’expérience se déplace vers les scénographes – mais nulle extériorité pour eux – ils co-construisent et co-interprètent les séquences performées – le corps devient scénographique – il produit de l’espace dans le mouvement qui résonne avec l’espace réel dans lequel il évolue.
M – (Premier geste) Être là.
ÊTRE corps, peau, pores, chair, graisse, muscles, facias, os, cœur, langue, poumon, diaphragme, estomac, intestin, bouche, foie, reins, colon.
Organes, tout ça dans le désordre. Tout le corps sur la plante des pieds, désorganisé. Le cerveau dans les gros orteils.
ÊTRE, qu’est ce que ça peut bien produire LÀ ?
LÀ,
dans la poussière des stades,
dans la climatisation d’un supermarché,
dans la fumée d’un voulé,
Dans un contrôle d’identité,
dans le chant du muezzin,
dans la marche de quelqu’un,
dans l’épuisement d’un autre,
dans un échauffement pour entrer dans la danse,
dans la vase d’une mangrove gardienne de sépultures de 1021 ans,
dans un levée de soleil,
dans une blague qui deviendra une bonne idée,
dans l’odeur du poissons frais
dans la rumeur d’un caillassage,
dans l’odeur du jasmin,
Dans les murmures de décasés*
dans la généalogie d’un NOUS
dans la géographie d’un NOUS
dans l’historicité d’un NOUS
dans les traversées d’une terre à l’autre
dont la complexité nous seras surement insaisissable, LÀ, qu’est ce que ça peut bien produire ÊTRE ?
Comment faire résonner ce premier geste de l’ÊTRE LÀ, fabriquer des rituels d’immédiateté ? Travailler une attention constante pour l’autre, le lieu, le corps, le lieu, le corps ? Écrire la danse, la transe qui se produit là dans ces allers retours, et qui révèlera inchallah des corps-espace, des corps-lieux, des corps-paysage. Habiter les lieux qui hantent nos corps et (apprendre à ré)habiter nos corps que des lieux, des lois aliènent.
Ce premier geste ici implique un espace-temps de la recherche volontairement poreux où s’enchevêtre par exemple la parole géophysicienne du père d’Elise (prendre le pouls du volcan sous marin, sonder les séismes) et la parole cosmogonique des Djinn Ravoy zamany limbi, Jao hondry, Ndranikedraza (celui qui met le talmalandi à l’oeil), Ndrassinito Ndramadamny,
le gouverneur, qui habitent les corps des soeurs de Marie, incorporer l’Histoire, réinvestir son corps, défaire les genres. Une pensée du tremblement qui marquera considérablement, je crois, nos manières d’agir au monde, ici et maintenant.
Alors nous réfléchissons nos corps.
(réflexion : changement de direction des ondes qui rencontrent un corps interposé.)
Nous traversons
(traversée: action de de traverser un espace, une période d’un point à un autre)
et nous tremblons.
La danse, la performance sont un devenir de l’atelier de Scénographie. Il nous semble clair que cette pratique est en train de muter. Pour les étudiants, leur corps est d’évidence scénographi[qu]e. C’est à partir de cela qu’ils construisent une relation et une écriture de-à l’espace. La boîte scénique avec ses conventions s’estompe. Comment peut-il en être autrement ? Où, dans le monde, y a t’il des théâtres ?
Ville et contextes ont toujours fait partie des enjeux de la théâtralité.
Inscrire un geste d’artiste dans un territoire est création de concepts, d’attitudes, de gestes, d’improvisations. Ainsi, tout fait potentiellement écriture d’autant que le vivant est saturé de théâtralité, d’esthétique, de performatif, de beauté… Le milieu devient territoire.
Play>Urban se focalise sur l’urbain. Ici il est saturé de vivant, la mer, le végétal, les animaux… Cela déplace la perspective. Les tensions entre le vivant et la ville qui croit sont visibles. Nous marchons dans la Vasière des Badamiers à marée basse. Nous faisons le tour du volcan, la Vigie est une forêt, des animaux vivent dans la rue, le paysage marin se rappelle constamment à nous.
JC – Saturation du vivant, marcher dans la Vasière à marée descendante, voir la ville depuis la mer. Voir aussi comment la vasière reste un réceptacle des déchets humains. Nous marchons sur un sol volcanique, sculpté. Cette saturation du vivant renvoie au volcan en cours de formation à 50km au large de petite terre, à 3500m de profondeur. Mutation sensible du milieu, affaissement de l’île de 20cm, tremblements de terre, inquiétude des habitants. Le père d’Elise, une des étudiantes, fait partie des chercheurs qui étudient le phénomène. Il nous présente l’état des connaissances lors d’une conférence en ligne. Les Mahorais découvrent. Ici, le vivant est particulièrement intense. Le milieu vivant n’est pas paysage, n’est pas un décor.
Les fondements de Play>Urban, la ville comme « infrastructure de personnes », l’attention aux pratiques des gens, à leurs espaces-temps, leur endurance, le devenir des villes du sud proche [near south], restent présents.
JC – Il n’est que de voir les tensions entre modes de vie et habitat traditionnel – les bangas – entrecroisés avec la « modernisation » en cours, le jeu de chat et souris entre une part importante des personnes vivant sur l’île et les forces de police. Les histoires de kwassa kwassa hantent l’ordinaire. On en parle peu, pourtant elles sont constamment présentes. Un pêcheur ne peut m’emmener en mer, la police soupçonne. Les relations entre les îles [les Comores, Madagascar] ont toujours existé, aujourd’hui elles sont entravées, prises dans les filets des enjeux migratoires. Tout cela accentue le bouillonnement des pratiques ordinaires des gens, sous le radar.
F – Sur Petite Terre – ville et nature se contaminent, s’interpénètrent – omniprésence de la mer qui ponctue les journées par des baignades sans égal – contrairement aux augures inquiets, le quotidien du groupe venu de métropole y est paisible et joyeux – mais notre perception des réalités locales est parcellaire – si nos corps sont révélés après la longue cure du confinement, s’ils goûtent à la détente d’un climat propice et d’une nature accueillante, les corps d’ici sont soumis à des pressions que l’on devinent et parfois se nomment – élégance, pudeur et discrétion.
Cette résidence est faite de ce que nous faisons le temps d’une recherche-création. L’assemblage pas si fortuit de nos pratiques, de nos perspectives, de nos vécus. Sans chercher une cohérence autre. Ce qui nous relie ? Les moments multiples, vécus ensembledepuis des années.
S1-J 4. Nouveau protocole. Nous demandons un récit dansé des marches des jours précédents. Pas de témoignage, pas de dimension documentaire, pas de récits « sur’. Tout doit être performé, joué. Nous agissons en artistes au cœur de l’ordinaire, lui-même saturé de fiction. En quelques heures émergent quatre formes, assez théâtrales, récits, installations, corps. Elles sont visibles sur playurban.hear.fr.
S1-J 5. La barge relie les deux îles qui constituent Mayotte. C’est un espace-temps singulier, une respiration. Observation à l’aller, puis gestes dansés au retour. Certains écrivent.
JC – [atelier d’écriture – La Barge]. Son sifflement long aigu dans l’air les gens assis calmes familier le temps de la barge un trajet quotidien qui est aussi voyage grand voyage court ordinaire sirène grondement sourd moteur en montée la barge glisse la terre glisse lenteur multiples immobilités tête baissée smartphone attente grondement temps suspendu quelques-uns marchent on se lèvera tous marchera silence murmures petits groupes seuls moteur tout le monde la société mahoraise dans son entier assise immobile dans la barge par petits groupes la barge c’est l’île a l’avant près de la sortie petit tremblement de terre continu la mer pivote le monde les îles lent légèrement ondulant vent douceur dans l’épaisse chaleur tout est lent tout va s’agiter glissement vers l’arrivée le ronronnement cesse montent les voix les pas sur le métal les corps s’agitent marchent dans la même direction vers l’avant sirène la porte descend légère secousse de l’arrêt voitures motos foule en marche le monde à nouveau ne jamais construire un pont.
M – Je choisis une place à l’étage, au soleil. Je crame un peu mais je kiffe, je prends. Je me branche. Je me recharge. Nous sommes encore à l’arrêt.
Il y a des corps qui nous rappellent à leur fonction, un militaire en contrebas, la PAF [comme un coup, le bruit d’une claque ?], Évasan 976, deux personnes portent des gilets blancs. J’ai cherché la définition, Yohann dit, c’est comme un évanouissement, j’ai googlé, mais c’est pas ça du tout, quoique… J’apprends que le terme est essentiellement utilisé dans le cadre militaire. Nous partons. Nous traversons.
C’est une respiration.
La grande terre me regarde et je la regarde aussi.
Il est question de tout oublier, de vivre la traversée individuellement, de s’isoler – Isoler / Isolat / Insula – devenir une île parmi le paysage archipélique.
La bâche blanche qui protège les passagers du soleil vibre au vent.
C’est une respiration.
Le moteur a changé de régime, nous approchons.
Un homme en bleu au premier étage fait un geste de la main, il accompagne notre débarquement. Nous sommes les seuls ici à traverser juste pour la traversée, juste pour être là. Il est 16h20. En face, l’heure est rouge. Aller. Retour.
Un fourgon de la gendarmerie débarque aussi, l’un d’entre eux sort pour interpeller un homme dans une voiture. Il ne faut pas rester là me dit-on. On me rappelle au rythme de la foule déferlant sur le Port. Je suis foule, full, chargée à bloc. L’heure est rouge, entre deux temps, ça clignote.
Je flotte je flotte je flotte mais je ne suis pas sûre que mon amnésie soit réussie.
Et S1-J 6. Nouvelle demande, en quelques heures, agencer une proposition performée, entre gestes et textes sur l’expérience de la barge. Les propositions sont plus minimales, plus proches du geste ordinaire. Les films sont visibles ici : playurban.hear.fr
Les sept jours suivants
Changement de rythme.
Les matins sont consacrés à des présentations de projets et travaux des artistes présents. Après midi et soirées sont libres, un temps où chacun développe son propre processus, aidé des autres.
Nouveau protocole :
Tout d’abord, prendre son temps.
1. Choisir un lieu où vous voulez sur petite terre, y passer du temps, observer, comment et quand il peut être « activé » /agi en performer/danseur. Voir comment certains éléments peuvent être déplacés [ajouter un objet, peindre un mur, utiliser ce qui existe]. Quelles situations d’attention peuvent s’y déployer [comment des gens, des passants, des invités, des témoins participent]. J’appellerais cela cultiver un lieu.
2. Choisir une manière d’attention au territoire, une interaction. Un/des témoignage[s], marche, courir sous le soleil, dans la foule, une relation avec le vivant [palétuvier ou raie manta, arbres, roche…]
3. Pas de spectateurs qui ne font que regarder. Ceux qui assistent participent, ils modifient l’événement, ils interviennent.
4. Le geste, la danse est un mouvement de pensée, une image mouvement virtuelle qui déplace le corps. Le mouvement exprime une idée.
5. Un objet, et un costume.
Il s’agit d’indications, d’un guide pour accompagner l’élaboration des projets.
Ces indications sont formulées de manière ouverte, voire abstraite [avec des exemples], pour que chacun puisse y inscrire ce qu’il souhaite. Le point 4 est important : il tente de nommer une relation non séparée entre pensée, idée et geste. Comment dépasser l’habitude d’un concept théorique qui encadrerait la pratique et l’inhibition que cela produit, le « je ne sais pas…, je ne comprends pas… » La question est réelle, la plupart des jeunes artistes mahorais n’ont pas ou peu fait d’études, contrairement aux Strasbourgeois. Mais ici tous agissent et ce faisant, pensent, constamment. Les Strasbourgeois ne sont pas danseurs, ils se glissent, accompagnés. Les mahorais ne sont pas scénographes, ils se glissent, accompagnés.
Quelques penseurs sont cependant présents. AbdouMaliq Simone, Vinciane Despret, Michel Serres, Erin Manning, Brian Massumi, Fred Moten, Edouard Glissant, Donna Harraway, Julie Perrin, Michel de Certeau, Denetem Touam Bona… C’est avec eux qu’en ce moment nous avançons. Les citations qui ponctuent cette publication en témoignent.
Le binôme QUOTIDIEN – – – ATTENTION se précise : nous demandons aux artistes d’amplifier, déplacer, rythmer, démultiplier, d’inventer des situations, des points d’intensification à partir du territoire dans lequel nous agissons, des gestes quotidiens dans la rue, au port, dans une ruine…, des vécus, récits de vie…, du stade où l’on dansait enfant, la cour derrière l’Hôtel de Ville, de la poussière qui colle à la peau, la plage, la tradition qui façonne un ancrage, les bangas, l’énergie de la Vigie…
Ces déplacements de gestes, de situations, d’espaces sont nos matériaux de création, ils font scénographie, performance, danse.
S2-J2 : Yohann demande : qui parle ? D’où chacun parle-t-il ? Mahorais, métropolitains, Réunionnais, Comoriens, migrants, mais aussi hommes – femmes… Depuis quelle perspective. Comment les perceptions, l’agir, les points d’attention se croisent-ils ? Quel commun une telle résidence produit-elle ? Car ils sont nombreux les moments de commun, par la danse, le travail collectif ; ils sont mouvements de vie. A la maison, où le soir des savoir-faire, des pas, des musiques, etc., s’échangent. Ce texte tente de prendre en compte cette question. Selon d’où l’on parle, les récits sont différents. Vient alors l’idée de faire des interviews.
JC – Comment parler des parcours des artistes Mahorais, sans utiliser les termes convenus, humanistes, qui de fait classent, voire stigmatisent. En n’en parlant pas ? D’autant que si les histoires de vie sont présentes dans la vie du laboratoire, ce sont toutes les histoires des personnes présentes et la manière dont elles entrent en résonance avec le milieu. En soi, les vécus ne sont pas l’objet principal des projets. Dans les interviews, chacun parle de son chemin, de ce qu’il souhaite et cela évoque la diversité et la richesse, la complexité des chemins de vie.
F – Parler de la chaîne biologique et familiale qui lie les corps vivants à Mayotte à ceux aux Comores – épouses – maris – enfants – mères – pères – frères – sœurs – cousins – cousines…. séparés par la réalité géopolitique qui tient dissociée Mayotte du reste de l’archipel. Approcher – partager la réalité des corps soumis à ces contraintes est une expérience – parfois une découverte – pour qui est installé en un corps labélisé-républicain – le corps du Comorien ou du Mahorais sans papier est un corps soumis à la traque – corps surnuméraire pour les autorités – à extraire de la somme des corps de l’île – corps-chiffre – corps – statistique – corps-variable d’ajustement politique – corps en attente d’autorisation d’existence [limbes-purgatoire de la République] – être invisible pour vivre – sur un fil – aux aguets – d’autres corps – corps multiples les cherchent – corps de police – de gendarmerie – d’armée – corps anonymisés de groupements spéciaux aux pratiques opaques – corps-pions quadrillant le territoire – corps augmentés- technologiques – corps armés – Mayotte est un terrain de chasse à l’humain. Corps traqués sur terre – corps perdus en mer, corps naufragés des traversées tragiques qui tentent de relier les corps génétiques entre eux. Les corps perdus sont nombreux, qui les comptabilisent ? s’ils n’entrent pas dans les calculs des autorités, ils hantent les corps vivants de l’île – présents sur les visages – comme un voile – les disparus traversent les corps vivants qui en accueillent la mémoire – la performent – tentent de l’honorer en donnant à leur corps – sauvé – une légitimité contestée par la géopolitique.
S2, J2-3-4-5. Le temps s’accélère, flotte, s’accélère à nouveau, chacun fait sa vie, marche seul ou en groupe, réfléchit, se heurte à des difficultés.
Y – Comme un cheveux sur la soupe… pensée : les jeux de mots sont un moyen de faire rebondir, de modifier les sens, de les renvoyer au bain toujours renouvelé des possibles. Un esprit d’à propos qui deale avec son contexte. Les énoncés de chacun en sont le paysage rythmé. Comprendre, mais ne pas figer, faire des dribbles dans la pensée, des passements de jambes conceptuelles. Le matin, je m’amuse, je suis à l’affût, je réveille mes sens, dans des discussions matinales qu’il faut contrarier avec bienveillance, afin de donner le ton de la journée. Essayer, manipuler, expérimenter, contre-pieds rime avec rime, enfin je crois. Ce qui est sûr c’est que dans ce genre d’exercice, on doit rester sur le qui vive.
JC – Comment faire comprendre à des pêcheurs que l’on veut juste danser parmi eux, en observant leurs gestes, et pourquoi. Découverte par les uns et les autres du fait qu’un milieu n’est pas neutre, qu’il n’est pas constitué de spectateurs assis dans la pénombre, qu’il faut constamment interagir, échanger, co-construire, improviser, voire renoncer car ce que l’on imagine est décidément trop difficile, un peu dangereux. Bref, pas opportun.
On se repose aussi. Pour les mahorais, l’expérience est un réel déplacement qui demande de penser et agir par soi-même. Pour les Strasbourgeois le déplacement est autre, celui qu’opère l’immersion dans un monde nouveau, aussi intense. Mais tout le monde travaille, beaucoup, à son rythme.
Y – Mercredi sur une proposition de Inssa aka Jésu, on s’est rendu avec François et Myriam dans la Mangrove, à l’arrière du Royaume des Fleurs. Cette promenade s’est transformée pour moi en un moment exploratoire. Tout semble neuf ici, les paysages que je traverse me parlent à moi, de mon rapport à la mer, à la traversée de celle-ci. Je me demande quel imaginaire j’aurais eu en naissant ici, là. J’ai pris quelques images, fasciné par les dialogues qu’entretiennent les terres et la mer dans cet endroit qu’ils nomment la Vasière, celle des Badamiers. Il doit y en avoir d’autres, je pense. Des tombes ouvertes devant nous, quelques photos, une question me vient : Comment enterrent-t-ils les morts ? Est-ce à marée basse ? Est ce que la mer a repris ces droits sur ce site qui semble plusieurs fois centenaire. Myriam nous enverra le lendemain sur notre groupe de discussion whatsapp, les réponses aux questions que l’on se posait. Cette nécropole appartiendrait à un ancien village installé ici entre le 9e et le 13e siècle. Je ne le dis jamais, mais je suis toujours ému de voir les traces et le peu de « restes » qui nous renseignent sur d’anciens habitants, sur leurs us et coutumes.
S2-J5. Après les présentations du matin, repas commun [chaque jour]. Puis discussions sur les projets. Craintes, désirs, récits de vie. Moments d’échange privilégiés. Comment arriver à croire en ce que l’on fait.
JC – Batoule hésite, hésite. Un lieu, un arbre ancien, une pièce de tissu, des textes écrits dessus. Et quoi ? Puis, elle raconte : un homme arrive avec une bassine, suspend la pièce de tissu. Comment est la bassine ? Quelle marche ? le tissu a quelle taille ? Comment est-il suspendu ? Les phrases, elles viennent d’où ? Des gens ! Un vieil homme parlait d’un second arbre au même endroit. Un projet s’esquisse.
Hier vers 19:00, nous allons à la maison où vivent les étudiants et discutons des projets. C’est le bon endroit, le bon moment, au cœur du travail en cours. Partage d’images, de vidéo. Nicolas, Joyce, Pauline, Lucie, dans une maison en ruine. Karim et la poussière du stade, danser dans la poussière.
JC – Tekar lui, danse la poussière de l’enfance. L’idée lui est venue suite à une balade ensemble, un tour des lieux où il a grandi. Le plus étonnant est ce morceau de campagne, très proche de la ville. La route est coupée par le creusement récent d’une tranchée, évacuation des eaux qui donne dans la Vasière. Autour, la forêt, des bangas, beaucoup de déchets. Et la poussière, partout. Tekar a grandi ici.
Aujourd’hui nous pensons renouveler. Mais tout le monde part assister à une cérémonie de Trumba organisée par la sœur de Marie.
JC – Chamouane me parle des liens avec les esprits, il a grandi dans ce monde. Sa danse ne viendrait-elle pas de là ? Rayanti qui danse le debaa, va performer sa vie sur un mur le long de la route, en robe traditionnelle de mariée, Marie aussi, à plusieurs reprises évoque cet ordinaire, celui de la spiritualité. Un ordinaire qui comporte une part d’inexplicable. A la suite de cette cérémonie, une rencontre est organisée avec la soeur de Marie, qui permet d’entrevoir la manière dont ces moments de relation avec les esprits font partie, ici, de la vie.
S2-J6. Samedi, performance collective sur la barge. Pour cause de restrictions Covid, nous ne pouvons organiser un événement rassemblant du public. Nous choisissons de faire l’inverse. Aller vers les gens, nous disséminer parmi eux. A l’heure dite, en même temps, 30 personnes se mettent à agir, performer, danser parmi les gens, micro gestes dans la salle d’attente, puis montée en visibilité durant le temps de la traversée, jusqu’à la sortie. Et retour. Discussion collective sur ce que nous allons faire. Danser à deux, danser sans musique, marcher ensemble, commencer chacun dans son coin puis se rassembler, plusieurs temps, ou tous à distance mais connectés. Gestes, mots. Puis Djodjo apporte des assiettes, des tissus.
Consigne :
Travailler avec trois éléments ordinaires, une bassine colorée, un tissu et un objet choisi par chacun. Imaginer avec cela quelque chose en termes performatifs. Comment avec ces éléments, exister puis disparaître, et réapparaître entre collectif et solo. Et puis s’adapter, jouer avec les circonstances et le contexte.
Y – Nous allons vers 16h, à la barge. Un temps dont la tentative sera de danser la barge et/ou de barger la danse. On souhaite penser en acte. Nos aller-retours entre les deux terres sont à l’image de la manière dont on tisse au fur et à mesure, notre relation à « un corps commun » dont le désir oscille entre oeuvrement et désoeuvrement avec cette volonté de dépasser, basculer, bouger ce contexte. Ici, le « corps commun » et l’espace se jaugent et s’apprécient, du moins ils se le proposent. Ou, on se le propose, je ne sais plus.
F – deux jours après, Lucien prend la barge avec des complices et joue de la trompette sur le pont supérieur
Les jours à venir
La dernière semaine est faite de la fabrication de cette publication conçue comme un assemblage de points de vue, de fragments, de pistes. En trois jours.
Puis de deux jours d’interventions, performances, un peu partout dans la ville, sur Petite Terre. Elles sont le fruit des dix derniers jours du laboratoire.
JC – Tout cela est intense, intéressant, la vie se fait passionnante pour quelques semaines de vie collective, conviviale, attentive, chacun travaille à sa manière, à son rythme, co-construit, rencontre, aime, vit. Mais que faisons nous en fait ? Yves Citton suggère que nos sociétés en devenir sont peut-être des sociétés de recherche création, « dans la mesure où nous ne pouvons plus nous permettre de déléguer à un petit nombre d’entre nous les tâches essentielles de comprendre nos enchevêtrements de causalités et d’imaginer des alternatives possibles ». En étant « exploreuses de formes de vie à venir », ces pratiques amenées à se généraliser [selon Citton], en créant de la flexibilité, une capacité de chacun à produire son propre processus, dans un monde que nous connaissons, devenant précaire du fait de son insistance à s’auto-détruire, que faisons-nous ? Ne re-configurons nous pas pour la enième fois, encore une fois, une fois encore, la question suivante : « dans quelle mesure les recherches et les créations issues des travaux hybridés d’artistes et d’universitaires contribuent-elles à nous enferrer dans ornières de l’auto-destruction extractiviste, ou dans quelle mesure aident-elles à nous en dégager ? ».