---Back to le-hub.hear.fr

Lecture de La condition urbaine
Olivier Mongin

Je souhaite revenir sur un passage du livre d’Olivier Mongin, La condition urbaine, où pour interroger la disparition de l’espace public dans les villes mondialisées qu’il décrit comme informes et chaotiques, il fait détour par un passage de Tristes Tropiques de Claude Levi Strauss, dans lequel il est question des villes de Calcutta et de Karachi.

Ce passage (pp 167 et suiv) survient dans un chapitre du livre de Mongin intitulé Villes informes et chaotiques, dont le sous titre est l’indifférence généralisée. S’appuyant sur ce texte de Levi Strauss, Mongin postule que la meilleure manière de qualifier ce qu’on appelle une ville, au sens d’urbain, c’est lorsqu’elle « favorise les tensions ». Si ce n’est pas le cas, « elle devient inhumaine et ne mérite plus le qualificatif d’urbain ». Or ce qui est explicitement nommé chez Levi Strauss, et chez Mongin, c’est que la ville qui favorise les tensions, la ville humaine, l’espace public au sens d’espace politique, c’est la ville européenne. Et, lorsqu’on lit le texte de L.S sur Karachi et Calcutta, le propos est pour le moins féroce (je cite le passage cité par Mongin) : « les villes de l’Inde sont une zone ; mais ce dont nous avons honte, comme une tare, ce que nous considérons comme une lèpre, constitue ici le fait urbain réduit à son expression dernière : l’agglomération d’individus dont la raison d’être est de s’agglomérer par millions, quelques puissent être les conditions réelles. Ordure, désordre, promiscuité, frôlements ; ruines, cabane, boue, immondices ; humeurs, fiente, urine, pus, sécrétions, suintements ; tout ce contre quoi la vie urbaine nous paraître être la défense organisée, tout ce que nous haïssons (…). Tous ces sous produits de la cohabitation, ici, ne deviennent jamais sa limite. Ils forment plutôt le milieu naturel dont la ville a besoin pour prospérer. »

Et Mongin d’enchaîner : « La ville devient monstrueuse quand elle repousse ainsi les limites. Cette situation se traduit par l’absence de rapport entre les hommes, soit parce qu’il y a une tension trop grande, soit parce qu’il y a absence de tension. Ici, le chaos ne prend pas la « non forme » de la ville rasée, la ville survit par elle même, elle amasse les individus, elle est informe. L’absence de tensions signifie qu’il n’y a ni dedans ni dehors, que l’indifférence régnante est à l’origine d’un scénario de la « survie » ».
Arrive alors l’argument principal, c’est que cet état serait le fait de la plupart des grandes villes mondialisées, où « l’expérience de l’aumône est généralisée ». Laquelle expérience est mise en face de ce qui constituerait la ville selon lui, soit « l’expérience » de l’écart dans l’espace public, d’une différence symbolisable entre l’un et « l’autre ».
Ce passage me semble important dans le livre de Mongin, car la suite du livre formule un certain nombre de constats sur « l’auto destruction », « la mort lente des villes », ici la ville globale, sur ce qu’il appelle « l’archipel métropolitain mondial et l’éclatement des métropoles », la ville diffuse (et il cite comme exemple Johannesburg), qui pour l’essentiel vont dans le sens d’une idée qu’il ne s’agit plus de ville, au sens d’espace public, notamment à cause de la disparition de toutes tensions, de tout écart symbolisable. (v. passage Afrique du Sud 195).
La démonstration a son intérêt, Mongin l’appuie, aussi sur Mike Davis (Los Angeles), Naipaul (Calcutta toujours), etc.
Mais il me semble à ce stade d’esquisse de ce commentaire, important de rappeler deux choses : le texte de Lévi Strauss, date des années 50, et la description qu’il fait des villes indiennes, correspond très exactement à certains éléments clefs de l’imaginaire colonial : l’idée que l’hygiène (contamination, épidémie, etc.), serait un facteur majeur de différence entre le monde occidental et le reste du monde ; ou bien, sous jacente, cette idée de l’autre comme étant différent, moins civilisé (ici au sens de vie urbaine).
La seconde remarque que je voudrais esquisser ici, c’est le fait que Mongin structure son propos sur des théories de penseurs européens, (Rem Koolhaas, Paul Virilio…), et que surtout il est étonnamment européo-centré, postulant (pour faire vite) que le seul modèle qui reste valable (même si à réformer) serait celui de la ville européenne, le tout dans un ensemble de démonstrations qui font des villes multipolaires d’aujourd’hui une sorte d’ensemble vague, inquiétant, lointain et menaçant. Lesquelles démonstrations témoignent surtout d’une très grande méconnaissance de ces villes et de ce qu’il s’y passe aujourd’hui.
Je ne prétends pas les connaître bien, mais pour qui vit, travaille, circule, expérimente en tant qu’artiste (ce qui est mon cas, dans quelques unes d’entre elles et non des moindres en tant que modèles de « chaos » vu d’Europe – Kinshasa, Johannesburg, Delhi…), la démonstration est plus que rapide. Comment peut-on à ce point faire fi de la complexité des urbanités à l’oeuvre aujourd’hui dans le monde. Si l’on peut considérer que le modèle de la ville européenne, en tant qu’espace public reste opérant et à défendre, comment ne pas voir que d’autres modèles se construisent, dont certains se nourrissent du modèle européen en cherchant à le re configurer, ailleurs qu’en Europe, et que surtout ces villes AUSSI, sont traversées par des tensions pas seulement négatives et informes, mais par des tentatives structurées de se constituer en tant qu’espace commun, etc. Il n’y a qu’à observer sur quelques années l’évolution de la ville de Johannesburg (où nous travaillons dans le cadre de Play/Urban), pour voir que l’on y tente aujourd’hui de manière substantielle d’y inscrire une dimension d’espace public.

Enfin, il est étonnant que l’on continue régulièrement en France à lire de tels textes (ici publié en 2005), par des penseurs importants et influents, qui ne voient pas que les propos sur lesquels ils se fondent (ici ceux de Levi Strauss), font partie d’une autre époque, et qu’il conviendrait à minima d’en déconstruire les ressorts, notamment ce qu’ils véhiculent de représentations coloniales, du nous et des autres. De même, ne pas pressentir que les urbanités aujourd’hui à l’oeuvre dans le monde, aussi étranges puissent elles paraître vues de loin, même violentes, étranges, vulgaires, méritent au moins que l’on prenne le temps du glissement de point de vue, afin d’essayer d’en entrevoir la complexité et les nuances. Ce que ne permet plus, et depuis longtemps, un propos construit sur des seuls repères façonnés en Europe.



Les commentaires sont fermés.