Conakry – Univers des Mots
Charlotte Hermant
Charlotte Hermant, étudiante de l’atelier de scénographie de La Cambre (Bruxelles) a conçu la scénographie du spectacle ‘Ringo’ texte de Stéphanie Chaillou mis en scène par Odile Sankara dans la cour d’une maison de quartier Kaporo à Conakry
Notes sur certains jours
Charlotte Hermant
Sur un air de fin du monde, j’observe cette vue sur Conakry. La ville est surplombée par des immeubles squelettes, sombres, ponctués de lumières blanchâtres. Un noir intense se dessine peu à peu dans l’ombre des arbres. On n’y voit pas grand-chose, plus grand-chose. Jusqu’à rien du tout. Seules les lumières subsistent. Au commencement, nous avions la lumière et à la fin, nous la retrouvons dans l’obscurité.
Des lumières partout, de toutes sortes.
Malgré tout, une obscurité totale. Dans cette obscurité se démêlent des couleurs, des lampes qui n’éclairent que partiellement. Chaque vie tient sa propre lumière, sans unité, sans conformité. Pourtant, ils cherchent une certaine conformité, une idée, un rêve d’exil où tout est mieux ailleurs. Être chez soi, et rêver de partir. C’est ce que nous faisons tous, d’une certaine manière. Mais ici, nous en découvrons des raisons vitales, nécessaire, faussées par l’image rêvée, par la fiction du quotidien. Chez soi, c’est ici. C’est cet endroit qui te voit grandir, un endroit qui quelquefois décide pour toi. La pluie, la terre, la lumière décident quand et où.
— un autre jour
Les mots doux, les mots durs, les mots qui laissent une trace sous chaque intonation. Ils disparaissent et laissent l’indicible, le vrai, le faux, l’illusion, le conte d’un être de passage. Son ombre est restée dans les failles, les ouvertures, les semblants de déplacement vers un ailleurs. Elles ne savent pas où aller, même les ombres ont oublié leurs transports, ils ont disparu comme tant d’autres.
Ici, ils disent que l’on peut disparaître, devenir invisible et voyager tout en restant ici. Le corps n’est plus une limite mais une entité qui n’existe plus.
Il ne suffit pas d’un rituel pour disparaître. Certaines rues, certaines heures, certains cafés sont vides de femmes. Où ont-elles disparu ? Elles ont disparu derrière le rôle qui leur est attribué, derrière les mots posés sur leurs êtres, sur ce qu’elles doivent ou ne doivent pas être. On pourrait au contraire créer un rituel d’apparition, remplacer l’invisibilité par la présence, par la force que l’on oublie de leur admettre. Le respect n’a aucun impact si les femmes doivent rester dans ces rôles.
— autre jour
Sur la terre recouverte de poussière nous sommes allés, traversant ainsi les terres brûlées, les terres verdoyantes, sauvages. Nous avons vu les cicatrices de son passé et les cicatrices de son futur. Chaque mètre carré de cette forêt devient un lieu précieux dans lequel une impression d’ombre, plus grande que ses habitants, se dessine et devient de plus en plus lourde sur cette terre de poussière. Elle creuse, racle la poussière, saigne la terre et nous voyons l’impensable se penser. Sur la route, les brasiers se font nombreux, les odeurs alternent entre l’irrespirable et un air d’une douceur grisante.
— La cour de Mado, encore un autre jour
D’un côté, les hommes, toujours affairés à quelque chose. Ils semblent pouvoir tout réparer, rien réparer, avoir tout et rien dans les mains, tous dédiés à cet espace qui les accueille, qui les fait vivre et garde une petite communauté disparate et précieuse. Il habitent, littéralement. Habiter, c’est un métier, ils le font bien. Tantôt à réparer une moto, tantôt à s’exercer, tantôt à écouter de la musique. Ils s’arrêtent, me regardent et me saluent. À la minute où j’entre dans cette cour, je me dis que tout ce qui l’habite devient décors de la pièce. Deux bâtisses se font face, entre lesquelles trônent un manguier, un cocotier, et un autre arbre dont je ne me rappelle plus le nom. Entre ces arbres jouent des petites filles, toutes les deux portent des perles colorées au bout de leurs tresses. Des poules tracent un chemin au milieu de celles-ci. Une femme les observe du coin de l’oeil, postée sur la terrasse qui donne accès à son salon, elle porte dans ses bras un bébé. Sur la terrasse opposée, le seul indice d’une présence reste dans les vêtements masculins qui sèchent sur la corde. A travers la fenêtre, j’aperçois un rideau qui s’entrouvre. La fenêtre devient ainsi un discret poste d’observation.
Quatre espaces d’habitation se dessinent dans ces deux bâtisses, et dans tout ça, un grouillement qui ne cesse jamais vraiment. Le soir, les fenêtres deviennent cadres sur un quotidien. On y voit Mado, dans la maison du
fond à gauche, qui regarde la télévision sous une lumière jaunâtre. Dans la maison de droite, une famille réunie dans son salon, sous une lumière plus rougeâtre que la première. La coupure d’électricité journalière fait émerger des petits points lumineux blanchâtres sortants des téléphones de chacun. Tout se fait plus silencieux, plus sombre, on ne distingue que des silhouettes poursuivants leurs activités. Peu à peu, on s’habitue à cette obscurité, qui n’est ni plus ni moins qu’une couleur sur le quotidien. Ces couleurs, ces lumières et ces personnes forment un espace à part entière.
photographies de Charlotte Hermant
Il fait chaud
Chaque pas est une brûlure.
Tu attends une pluie qui ne vient jamais
Les couleurs sont vives, la terre est rouge, ocre, recouverte de bauxite
Chaque pas soupire la poussière
Ça grouille d’hommes, de femmes
Lézards
Chevaux squelettes
Chiens fantômes
Le bruit est incessant
La fournaise ne faiblit pas, la nuit tombe rapidement
Alors, le ciel prend la couleur de la terre.
Un assombrissement
Un vrombissement
De part et d’autres s’allument d’infimes et infinies lumières
Bleues
Vertes
Rouges
De toutes petites lumières qui abritent autant qu’un toit.
L’atmosphère se fait lourde, il ne pleut pas
Tu continues de marcher au milieu de ce chaos suffisant à lui-même dont tu fais maintenant parti Soudain,
il fait nuit noire
Tu sens un minuscule picotement sur ta main gauche, ta joue,
puis sur ton épaule droite
Quelque chose se prépare
Là.
C’est brutal
Bruyant
Assourdissant
Tu n’as jamais vu quelque chose d’aussi fort, à la fois apaisant et effrayant
Le tonnerre gronde, il se rapproche
La rue se vide de ses habitants, s’éteint en une seconde dans ce temps qui s’accélère.
Une coupure
Au moment où tu te dis que tu dois rentrer avant la pluie
Il pleut
Il pleut une rivière
Une cascade
Un océan
C’est impressionnant de douceur et de violence
Tu ne savais pas qu’il pouvait pleuvoir autant
Toute cette eau, c’est un soulagement
Dans la nuit noire, dans cette rue déserte, sur cette terre de poussière, dans cet air odorant et étouffant
Tu respires
un texte de Charlotte Hermant